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Cameroun – Rwanda : Eugène Ébodé reprend son dialogue

LIVRE. Dans son très beau « Souveraine Magnifique », le romancier Eugène Ébodé retrouve une rescapée du génocide, vingt ans après. –

 

 

Comme plusieurs autres écrivains du continent africain, le Camerounais Eugène Ébodé (qui vit en France) s’est rendu en 1998 au Rwanda dans le cadre de la mission "Écrire par devoir de mémoire". Contrairement à d’autres écrivains qui publièrent assez vite les livres que leur avait inspirés ce séjour sur les lieux du génocide, le romancier laissa "reposer" cette matière trop brûlante. La voici maîtrisée dans un roman intitulé "Souveraine Magnifique". Quel titre et quel nom sur une telle tragédie ! Le ton du narrateur est celui d’un simple citoyen du continent, un curieux. Employé des eaux et forêts au Cameroun (pays des crevettes, le nom vient du mot cameroes, crevettes en portugais), il est parti au Rwanda à la suite d’un cauchemar pour comprendre ce qui s’est passé dans ce pays en 1994.

Son parcours l’amène à rencontrer une survivante tutsi, Souveraine Magnifique, qui avait huit ans quand toute sa famille a été massacrée sous ses yeux par Modeste, le voisin hutu, avec lequel les relations étaient pourtant des plus cordiales. Son épouse était même l’institutrice de la petite Souveraine, et la chérissait.

Un couple de Justes musulmans 

Un nouveau témoignage n’est jamais de trop. Mais on l’apprécie d’autant plus quand le talent de l’écrivain le rend aussi vivant, proche, humain, tout en étant documenté. L’arrivée au pays, si différent du sien, est déjà tout un voyage et une fois sur place, le Camerounais observe avec humour et sans langue de bois les différences culturelles. Mais l’essentiel réside bien sûr dans la confidence qu’il reçoit de Souveraine, et particulièrement du portrait qu’elle fait d’un couple de musulmans, Sara et Souleymane Babazimpa, auquel elle doit d’avoir réchappé au pire en fuyant la menace de Kuito pour se réfugier chez un cousin de ses protecteurs, à Bukavu.

Son récit est entrecoupé des questions du narrateur, qui cherche surtout à comprendre comment le jugement amenant Souveraine et Modeste, le bourreau des siens, à s’occuper d’une même vache, Doliba, est mis en pratique. C’est cette réponse tant attendue qui sert de fil conducteur, et même de suspense symbolique au livre que l’on ne peut reposer sans l’obtenir.

Cette question à elle seule dit en effet la difficulté immense de la tâche des tribunaux traditionnels recourant au principe de la "Gacaca" où chacun a la parole au milieu de tous, et s’en retourne à la vie "normale". Réunissant tous les groupes en présence, les "longs" (tutsi) les "courts" (hutu) et même les "très courts" à travers le personnage mémorable d’un pygmée, et nous introduisant dans le pays à travers plusieurs autres histoires et personnages annexes, Eugène Ébodé permet au lecteur informé ou non de revisiter une des plus grandes tragédies du siècle passé. Il en observe les suites dans la société, en s’interrogeant notamment sur l’usage de la mémoire. Il y a des pages bouleversantes, mais jamais de pathos insoutenable, et cela est le fait d’une écriture qui a trouvé la distance juste avec son sujet.

Chaque histoire est particulière. C’est la phrase qui conclut la pièce Rwanda, mais avant ? Et puis après ? que Souâd Belhaddad a écrite et mise en scène à partir des livres qu’elle a faits avec la survivante Esther Mujawajo dont le premier et historiqueSurVivantes. Ceux qui ont eu la chance de voir ce spectacle au théâtre Berthelot de Montreuil espèrent qu’il tournera partout et longtemps. On y écoute le personnage (vrai) d’Esther, interprété par Aurore Déon, qui réalise là une performance inoubliable, comme on écoute Souveraine Magnifique, l’héroïne (vraie) du roman d’Eugène Ébodé. Vingt ans après, c’est bien dans ce partage en création, par ces passeurs doués à emmener le spectateur ou le lecteur, que les mots des survivants continuent de faire leur indispensable chemin.

"Souveraine magnifique" d’Eugène Ébodé, de Gallimard Continents noirs.

Par Valérie Marin La Meslée
lepoint.fr

Written by MagCamerfeeling

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